Naufrage de l'Emma, lettre d'Alexandre Dumas

Extrait du Petit Journal, 20 décembre 1864

 

Mon cher directeur,

 

          Le bruit du naufrage de  l’Emma  était dès hier arrivé jusqu’à vous, et vous vouliez l’annoncer à vos lecteurs, lorsque je vous ai prié de me laisser dire les premiers mots dans votre journal sur la tombe de ma pauvre goélette qui sert de cercueil à deux de ses matelots. Je commence par vous dire que si l’un de ces matelots laisse une veuve, il y aura une causerie au profit de cette veuve.

 

          Avant-hier 17, je reçus un télégramme de mon ami Bertheaud :

 « L’Emma  entièrement perdue, deux hommes noyés. » Le reste de l’équipage est aux Martigues. Je l’avoue, ce fut à peu près aussi triste pour moi que si l’on m’eut annoncé la mort d’un parent.  C’était quelque chose de moi qui mourait en moi.  L’Emma  avait fait partie de ma vie. Je l’avais prêtée à un ami, au capitaine Magnan, le célèbre chercheur d’aventures pour tenter une de ces expéditions gigantesques comme celles de Jason remontant le Phase ; comme celle des Phéniciens faisant le tour de l’Afrique par ordre du roi Néchéo. Magnan, devait sortir de la Méditerranée par le détroit de Gibraltar, doubler les Canaries, suivre la côte d’Afrique, laisser à sa droite les îles du Cap vert, toucher au Sénégal puis continuer sa route jusqu’à Sierra Leone. À Sierra Leone, il transformait la goélette en pirogue, engageait cent nègres, les armait, doublait le cap des Palmes, entrait dans le golfe de Guinée, puis par une des neuf embouchures du fleuve, il s’engageait dans le Niger. S’il pouvait traverser Youry, où fut assassiné Mungo Park et arriver jusqu’à l’île de Say, il s’emparait de l’île, la fortifiait, s’en faisait un point d’appui et continuait sa route pour Tombouctou. À Tombouctou, il prenait sa route à travers le désert, laissant à gauche El Arouan, Tondeyny, le puis de Cranos, Marabouti, El Gueda Elarib ; car il ne voulait point revenir par le Maroc comme a fait Caillé, et voulait tracer au profit de la France, une nouvelle route qui aboutirait aux frontières de l’Algérie. Dans ce voyage qu’un homme comme lui osait seul, nous ne dirions pas entreprendre mais rêver, il marquait des stations pour des puits artésiens que se chargeait de creuser un autre vieil ami à moi, Degousée et l’on dotait le désert de douze oasis et la France d’une nouvelle branche de commerce.

         

          C’était une entreprise digne de l’Emma et si elle n’obtenait point un triomphe comme à Palerme,  à Melazzo et à Naples, elle trouvait une mort digne d’elle. La mère spartiate à qui l’on rapportait son fils mort sur un bouclier disait : « Je l’enfantai, sachant qu’il devait mourir. » L’Emma aussi devait mourir et avait conquis le droit, tout yacht de plaisance qu’elle était, de mourir au champ d’honneur. Une lettre du ministre de la marine italienne, en lui accordant le droit d’hiverner dans le port militaire de Naples, n’avait-il pas déclaré que l’Emma était bâtiment de guerre. Enfin, à la dernière revue navale de Toulon, passée par l’Empereur, l’Emma ne fut-elle point saluée par le canon de toute la flotte ? Elle emporta avec elle au fond de la mer, trois souvenirs précieux :

La plaque de la grande croix de Charles III qui me fut offerte au mariage du duc de Montpensier par le duc d’Ossuna ;

La grande lampe de la cabine, cadeau de son altesse impériale la princesse Mathilde ; et le portrait d’une femme qui portait le même nom que l’Emma ou plutôt qui a donné son nom à l’Emma.

 

          Le 13 décembre 1864, l’Emma sortit du port de Marseille. Le 14, elle fut prise par un terrible coup de vent au sud est qui se déclara avec une telle violence qu’il força le capitaine à chercher un refuge dans le port de Bouc. Il manqua l’entrée et fut poussé dans le golfe de Fos. Il y mouilla dans l’espérance de voir arriver une embellie et d’appareiller aussitôt. Dix fers furent tour à tour brisés par la tempête. Le sauvetage avait cependant été organisé de bonne heure, mais aucun remorqueur ne pouvait, sans courir les mêmes risques que l’Emma, s’engager dans le golfe. La nuit approchait, amenant avec elle son cortège habituel d’alarmes et de dangers. Le brave commandant du vaisseau de l’état le Favori et le commissaire de la Marine de Martigues, ne cessaient de travailler à organiser le sauvetage ; des embarcations ont dû être transportées à bras d’homme du canal d’Arles sur la plage. À six heures l’Emma, continuant de chasser sur ses ancres en partie brisées, a donné un premier coup de talon. Plusieurs des marins de l’équipage, croyant qu’elle allait immédiatement sombrer, sautèrent à la mer, malgré la nuit noire, malgré les vagues qui étaient énormes. Les sauveteurs, c’est-à-dire le capitaine du Favori, le commissaire maritime et M.Vidal, en mission artistique sur le Favori, et duquel nous tenons ces précieux détails, les virent arriver les uns après les autres au rivage ; mais malgré les affirmations qu’ils donnaient que personne n’était resté à bord, accompagnés de quelques hommes dévoués, ils s’approchèrent le plus possible du lieu du sinistre en marchant au milieu des vagues. Ce dévouement fut récompensé : trois hommes étaient restés à bord et malgré le sifflement du vent, on entendait leurs cris de détresse.

Il fallait les sauver à tout prix.

         

          Un homme fut admirable de courage dans cet acte si dangereux de suprême humanité, ce fut le lieutenant Trotabas, capitaine du FavoriIl y avait péril de mort à tenter d’aborder l’Emma, tant les brisants étaient furieux ; à part deux marins intrépides, personne ne se décidait à se mettre à la mer. Le capitaine s’élança le premier en criant : En avant ! Il fut suivi par le commissaire de marine et M. Vidal. L’exemple du courage est contagieux en France, dix hommes s’élancèrent dans la barque. Pour éviter une charge trop lourde, les marins, réclamant leur privilège d’enfants de la mer, firent sortir le commissaire et M. Vidal ; c’était leur droit à eux, d’être noyés et ils réclamaient ce sublime privilège du dévouement. Le commissaire et M.Vidal restèrent sur le bord et tachèrent de surveiller de la plage les mouvements de la barque et de la goélette. L’embarcation, grâce à une habile direction, atteignit après plusieurs tentatives, le bâtiment en perdition et ramena les trois marins restés à bord. Au nombre de ceux-ci était le second.

Le lendemain 15, on a retrouvé sur la plage, le cadavre d’un matelot noir nommé Botel. Un second matelot manque et est probablement noyé comme le premier. Le capitaine Magnan, M. Longueville, Bonnet cuisinier, Charles Girard   sont sains et saufs. M. Girard s’est sauvé avec sa chemise seulement. Les naufragés ont reçu de la population la plus chaleureuse hospitalité.

 

          Voici, mon cher directeur, les détails les plus précis, sur les derniers moments de la pauvre Emma.

          Tout à vous,

 

Alexandre Dumas,

19 décembre 1864.