Lettre du capitaine MAGNAN au sujet du naufrage de l'Emma

Lettre du capitaine Magnan, capitaine de l’Emma, adressée à Alexandre Dumas, parue dans Le Petit Journal du 7 janvier 1865

                                                       Cher monsieur et ami, 

 

          Mon silence aurait pu vous paraître extraordinaire si vous n’aviez pas su que j’avais à faire le sauvetage de l’Emma et des marchandises dont elle était chargée ; les marchandises sont en partie sauvées ; seule, l’Emma est encore couchée sur le flanc droit, appuyée à la plage de golfe de Fos, tout près de l’ancienne Marina.

 

          Mon départ précipité de Marseille fut le résultat d’une lutte entre les partisans de l’expédition du Niger et leurs adversaires. Ces derniers avaient acheté une partie de l’équipage et l’avait fait déserter. Une menace d’embargo fut mise en avant pour une somme de 230 francs. Quand je vis tout l’acharnement que mettaient contre moi les négriers enrichis sur la côte occidentale d’Afrique, je résolus de lutter contre eux, et j’appelai à mon aide toutes les forces de mon caractère. Je me fis en conséquence, remorquer au Frioul pour régler mon compte et enlever mon équipage aux influences des meneurs. Je me crus sauvé ; une partie de mes hommes m’était restée fidèle, et la mer, ma vieille amie était à moi. Désormais, à moins que les éléments ne me fussent encore plus ennemis que les hommes, l’expédition était assurée. L’Emma elle-même – vous connaissez par expérience votre généreuse goélette – L’Emma semblait impatiente de cingler rapidement vers les régions équatoriales ; et, si vous l’eussiez vue le 13 au soir, après que son équipage eut rallié, sortant à la voile des eaux du Frioul avec deux ris pris dans ses basses voiles, ayant un vent bon frais de sud-est, les embarcations des porte-manteaux effleurant la mer en louvoyant, se courbant sous chaque lame comme une mouette, vous eussiez été fier d’elle.

         

          Je sortis du Frioul à huit heures du soir, et j’allai louvoyer dans la baie de Marseille pour attendre mes expéditions. Tout alla bien jusqu’à minuit. Pas un de nous qui n’admirât l’allure du bâtiment, et qui eut changé cette ravissante, j’allais presque dire intelligente coquille de noix pour un navire de six cents tonneaux. Minuit sonne, et la triste journée du 14 commence ; le vent fraîchit sous ses basses voiles ; je ne puis faire tenir le travers à la goélette ; je fais craquer la grande voile, et je continue de louvoyer avec la misaine au bas ris et le foc. Eh bien ! avec cette voilure, l’Emma manœuvrait encore et maintenait sa position. À deux heures et demie du matin, le vent devient très fort. Il ne nous reste d’autre ressource que de laisser porter et de faire route pour traverser le golfe du Lion ; à quatre heures du matin, j’étais en vue des feux de Bouc et de Caraman, relevant les premiers au N-N-E et les dernières l’O-N-O, quand le vent devint violent avec des grains de pluie et de grêle, et, du sud-est, où il était, passa au S-S-O, en même temps qu’accourait à nous une grosse mer du sud-ouest. Dès lors, le ne pouvais continuer ma route sans risquer d’aller m’échouer sur les plages du Languedoc ou sur les bouches du Rhône. Ce fut à cette heure seulement que je me décidai à laisser courir dans le golfe de Fos et de relâcher à Bouc. Mais lorsque je fus entré dans le golfe et que j’eus doublé le cap Couronne, le vent redevint violent et tourna à l’E-N-E, quoique la mer restât très forte du S-O. Je ne pouvais, avec ce temps, entrer dans le port de Bouc ; il me fallait louvoyer sous la misaine au bas ris et le grand foc, et il n’y a pas de marin qui ne sache que cela m’était impossible.

         

          Avec une autre voile, la goélette n’eût pas pu tenir le plus près du vent ; je résolus donc d’aller, la sonde à la main, mouiller au mouillage d’Aigues-Douces, et là, en effet, je mouillai à cinq heures du matin sur deux ancres à cric, et laissant filer quarante brasses à tribord et vingt-cinq à bâbord ; avec cette bouée je chassai une heure, et à sept heures du matin je me trouvai au mouillage de Saint-Gervais. Le jour se faisait ; les ancres tinrent, et je restai dans cette position, attendant une embellie pour appareiller. Mais loin de là, le soleil, en se levant, fit renforcer le vent, qui était alors à l’est -nord-est : les grains de grêle et de pluie se succédaient sans interruption. Un éclair ne s’éteignait que pour faire place à un autre ; le tonnerre grondait, le ciel était sombre et roulait de gros nuages noirs ; la mer du sud-ouest était furieuse, et malgré cette complication de dangers, cet entourage de deuil, malgré l’agitation des habitants de Fos, qui étaient en observation sur la plage, malgré le bateau à vapeur de l’Etat, le Rôdeur, qui manœuvrait sans pouvoir nous atteindre, il y avait dans ce bouleversement général un point sur lequel le calme existait, c’était à bord de la goélette l’Emma, où les habitudes du bord ne furent pas changées un seul instant. Nous avions confiance en notre étoile : nous déjeunâmes et nous dînâmes comme si nous étions dans le port.

         

          Après le dîner de midi, à midi et demi le vent augmentant toujours, la chaîne de tribord casse. Je fais mouiller la troisième ancre et je fais filer 58 brasses de  tribord, et 45 brasses de bâbord ; à quatre heures du soir les chaînes étaient à bout. À cinq heures du soir, le vent étant de plus plus violent et la mer de plus en plus furieuse, ils nous firent de nouveau chasser. À six heures du soir, nous donnâmes le premier coup de talon, et le premier coup de mer passa sur le pont enlevant tout ce qui était faiblement amarré. Aussitôt je fais hisser le grand foc pour abattre sur tribord et mettre le pont à l’abri. Cependant, chaque lame passait par-dessus le navire ne brisant et en enlevant quelque choses. J’appelai tout le monde à l’arrière, je fis faire l’appel nominal de l’équipage, et comme quelques hommes commençaient à murmurer, je commandai d’une voix qui domina la tempête de poignarder tout homme qui se jetterait à l’eau avant que l’ordre en fût donné. Il était six heures et demie, la nuit était obscure, on ne voyait point la plage. À chaque lame, le navire d’approchait un peu plus de la côte. Tout l’équipage était au pied du grand mât et aux grands haubans de bâbord ; chaque homme accroché à son camarade. Nous attendions dans cette position qu’une éclaircie de lune nous fît entrevoir la terre. Nous savions la côte très proche, mais nous ne voyions ni feux ni monticule.

         

          À sept heures du soir, un grand craquement se fit entendre. La lune parut, et nous pûmes voir la côte.

Le froid était rigoureux. Je craignais que mes hommes ne s’engourdissent. Je fis sonder le long du navire. On trouva un mètre cinquante centimètres de fond. Alors je demandai : " Un homme veut-il essayer d’aller à terre ?"

Un seul répondit : "moi" . c'était le lieutenant Girard. Je refusai, et je fis le commandement de se déshabiller complètement. On obéit. Je chargeai les deux maîtres chacun d’un mousse. Et Girard, le lieutenant, d’accompagner avec le Malgache Bottel notre ami Decanis. 

       

          Puis j’ordonnai aux hommes de se mettre à l’eau trois par trois, en se surveillant les une les autres, et, après m’être assuré qu’il ne restait plus personne à bord, je me jetai moi-même par l’arrière de la goélette. Il était impossible de nager. Je fus roulé par les lames, et j’arrivai à terre très faible. J’aperçus dans le trajet un homme que je reconnus pour Cuisinier. Nous nous aidâmes l’un l’autre. Il me soutint à l’instant où j’allai disparaître ; je pus reprendre quelque force. Nous nous embrassâmes au milieu de la mer et nous nous dirigeâmes vers la plage. Nous y trouvâmes Girard, sautant pour se réchauffer, et Moried, nègre malgache, couché, lui, sur le sable, et aux trois quarts mort de faiblesse et de froid. Nous le ranimâmes, et lorsqu’il put parler, lui ayant demandé ce qu’étaient devenus ses compagnons, il nous apprit que tout le monde avait pris le chemin du village. Je me dirigeai du même côté. En route, je rencontrai le premier commis de M. Rivière, qui nous fit boire un grand coup de tafia, puis M. Trotabas, commandant le Favori, M. Long, commissaire de l’inscription maritime. En arrivant aux Martigues, ces messieurs me demandèrent si tout le monde était sauvé ; je répondis affirmativement ; mais, arrivé dans le grand café de Fos, nous nous comptâmes et nous nous aperçûmes que six personnes manquaient à l’appel.

 

          Aussitôt, M. Trotabas et Long coururent vers le lieu du sinistre ; on organisa une embarcation, et, à l’appel de ces messieurs, des hommes de bonne volonté s’y élancèrent, et, après les plus rudes efforts, ils accostèrent et recueillirent Longueville, Barthélémy et Depart qui, ne pouvant lutter contre les lame, étaient retournés à bord pour y chercher un abri. Ils étaient quatre d’abord ; mais le quatrième, Amblard, après s’être reposé un instant, s’était jeté une seconde fois à l’eau, et cette fois avait gagné la plage.

         

          On sait déjà avec quel courage et quel dévouement se sont conduits dans cette circonstance MM. Trotobas et Long ; mais je ne puis vous envoyer un récit de notre catastrophe sans leur payer une fois encore le tribut de ma reconnaissance et de mon admiration.

Deux hommes manquaient encore à l’appel : c’étaient Decanis, notre comptable, et le malgache Bottel. On sait qu’ils s’étaient jetés à la mer avec Girard.

         

          C’étaient les trois meilleurs nageurs du bord. Mais Decanis n’avait pas tenu compte de l’ordre donné par moi de se déshabiller, et s’était mis à l’eau avec un caleçon et un pantalon, un gilet de flanelle, une chemise blanche, une chemise de laine, un gilet, une redingote et un fort paletot, bien boutonné, de plus des bas et des bottines.

Je m’étais aperçu que Decanis était entraîné. Je criai à Girard : « Girard, Girard ! sauvez Decanis. » Il s’élança à son secours ; mais Decanis, qui déjà probablement avait perdu la tête, le mordit fortement au bras gauche. Je vis alors Bottel qui s’approchait d’eux, mais au même instant les lames les couvrirent et je les perdis de vue. Un drame terrible dut alors se passer entre Bottel et lui. Et ce qui justifie ce que j’avance, c’est que tous deux furent retrouvés sur la côte, avec la figure mutilée, et n’ayant aucun des symptômes d’hommes noyés ; leurs estomacs ne contenaient pas d’eau, et rien en eux ne prouvait l’asphyxie. 

         

          Ainsi s’était passée la journée du 14. À minuit, nous étions tous réunis au Grand Café, moins nos deux malheureux camarades dont nous devions retrouver les corps que le lendemain. Les habitants de Foz nous prêtèrent des effets de rechange, et après avoir bu quelques verres de vin chaud, nous allâmes nous coucher en demandant au sommeil l’oubli de tous nos tristes souvenirs.

         

          Le 15, le commissaire, M. Long, nous fit appeler aux Martigues pour commencer l’enquête à laquelle sont soumis tous les capitaines naufragés ; puis, après trois jours passés aux Martigues, nous retournâmes à la plage de Foz, où nous commençâmes les travaux de sauvetage. 

         

          Aujourd’hui, nous avons enlevé la plus grande partie de la cargaison, et il ne reste actuellement qu’un quart à peu près de ce que la goélette contenait en vivres, marchandises, etc. Quant à moi, j’ai perdu tous mes effets, tous mes livres, toutes mes cartes, tous mes instruments. L’entreprise de retirer la goélette est donnée ; demain les travaux commenceront et l’Emma n’a pas encore cessé de vivre. Je veille sur elle comme une maîtresse que j’aime ; mes espérances ne sont pas encore détruites ; encore quelques jours de beau temps, et elle sera peut-être à nous. Je ne renonce donc pas au voyage : je suis plus déterminé que jamais à le continuer. Il n’y a qu’un païen et un fataliste qui rentre chez lui pour avoir fait un faux pas au seuil de sa porte.

 

                          Agréez cher monsieur, l’assurance de mes sentiments les plus affectueux.

 

Magnan,

 

Bon jour et bon an, Aubagne, 1er janvier.